La conversion écologique des hommes et des organisations

Nombreux sont aujourd’hui les trentenaires ou quadragénaires qui rêvent de changer de vie. Certains passent à l’acte. Le film d’entretiens Heureux avec moins en donne une illustration. On y voit des personnes, ayant bien réussi professionnellement, opérer une rupture pour s’extraire du rythme effréné de leur travail ou de leur vie sociale, et poser des choix de sobriété, de ralentissement, et d’un ancrage renouvelé dans le réel. C’est aussi la toile de fond des réflexions actuelles autour des « bullshit jobs », ces métiers dont la finalité finit par échapper à ceux qui les exercent, justement décrits par David Graeber. Cette disparition du sens peut être à l’origine d’une forme de conversion, d’ordre quasi-spirituelle, qui selon nous fonde l’engagement à œuvrer à la transition écologique. Pourquoi ? Parce que la transition n’est pas seulement un problème technico-économique, qui demanderait simplement d’installer un peu partout des éoliennes ou des panneaux solaires. En effet, ce type d’approche se révèle très vite frappée d’incohérence : comme le montre Philippe Bihouix dans L’âge des low techs, on ne peut vouloir de tels développements des énergies renouvelables sans générer d’autres stress majeurs sur d’autres ressources, métalliques par exemple, avec des impacts très significatifs sur l’environnement. C’est donc un changement d’être au monde personnel et collectif qu’il faut opérer, pour sortir d’un rapport à la nature purement instrumental, reconnaître à chaque être vivant sa dignité propre, et régler son mode de vie en conséquence.

Comment opérer cette conversion ? Deux éléments nous semblent essentiels : l’émotion et l’intuition. En effet, quand on regarde les grands choix politiques internationaux, on ne peut qu’être frappé par le fait que la connaissance n’engendre pas des logiques d’actions justes. Le changement climatique ou la sixième extinction des espèces sont aujourd’hui bien documentés, des objectifs internationaux sont définis, par exemple lors de l’Accord de Paris, mais les actions concrètes ne sont pas à la hauteur des enjeux. Ainsi, les émissions de gaz à effet de serre ont augmenté en 2017, et les réalisations des États sont apparus à la Cop 23 incompatibles avec l’objectif global de l’accord. Et de fait, les politiques publiques dans un pays comme la France n’arrivent pas à être au diapason, dans l’ensemble des domaines de l’action publique, des impératifs écologiques. En témoigne par exemple l’absence d’une fixation d’un prix au carbone qui modifierait vraiment les comportements.

Si la connaissance ou la raison ne génèrent pas l’action adéquate, c’est qu’il faut passer par autre chose. C’est ce que nous propose Henri Bergson, dans la première partie des Deux sources de la morale et de la religion, ouvrage paru en 1932. Il y explique que les grandes avancées morales de l’humanité sont toujours passés par une mobilisation de l’émotion. Ainsi, sans prise de conscience intime des dérèglements environnementaux actuels, sans mouvements de l’âme humaine pour réévaluer sa place dans le monde, l’homme ne peut pas agir à la hauteur de l’enjeu, car ce qui est en cause, ce n’est pas une crise environnementale, sociale ou économique, c’est une crise de la conscience (cf notre article précédent sur Laudato Si). Pablo Servigne et Raphaël Stevens, dans Comment tout peut s’effondrer, ne disent pas autre chose quand ils insistent sur le rôle de l’intuition dans la prise de conscience à opérer. L’explication rationnelle ne suffit pas, il faut saisir par l’esprit, immédiatement, l’ampleur des mutations en cours : c’est là que l’on peut parler de conversion. C’est à cette condition que l’action personnelle et collective pourra atteindre le niveau de cohérence nécessaire, qui permettra de ne pas vouloir plusieurs choses à la fois, par exemple la conservation de notre confort personnel et la préparation d’un avenir digne à nos enfants, ou encore le développement indéfini et la préservation de notre place sur cette terre.

Cette nécessité de la conversion nous semble interroger profondément la manière dont les organisations agissent. Dans les entreprises ou les collectivités, les mêmes chemins intimes doivent être empruntés. Cela passe donc nécessairement par une coconstruction des projets avec les parties prenantes : salariés, clients, fournisseurs, partenaires divers… Dans le domaine public, l’exemple de la commune de Kingersheim, sous l’impulsion de son maire Jo Spiegel, donne l’exemple d’une « démocratie de construction » qui seule permet un renversement des logiques d’action au service du bien commun des générations actuelles et futures. Les acteurs doivent se sentir investis de ce qui les concernent. C’est également le cas, dans le secteur privé, de l’entreprise Pocheco, donnant lieu à ce que son dirigeant nomme l’écolonomie. Réinvesties, les parties prenantes d’une organisation sont alors à même de changer en profondeur l’intégralité de ses flux. Pour une entreprise, cela aboutira à inclure la transition écologique dans son modèle économique, en se posant systématiquement la question de ses impacts, de ses ressources et de la cohérence entre sa vision et ses pratiques. Pour cela, l’imagination des collaborateurs et parties prenantes est une formidable source d’idées et d’innovations. La transition écologique se révélera alors un catalyseur prodigieux de l’action entrepreneuriale et territoriale.

Emmanuel Paul de Kèpos

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